Je me suis souvent demandé pourquoi certaines interfaces donnaient envie de tout essayer, de cliquer, de manipuler, d’explorer… alors que d’autres me figent sur place, paralysé par la peur de faire une erreur irréversible. Cette différence, je l’ai retrouvée dans presque tous les projets auxquels j’ai participé : qu’il s’agisse de logiciels bancaires, de systèmes industriels ou de simples applications Web, le sentiment de sécurité face à l’exploration détermine largement la qualité de l’expérience utilisateur.
En ergonomie cognitive, on parle souvent d’affordance, de charge mentale, d’apprentissage situé, mais ces concepts convergent tous vers une idée simple : les humains apprennent en agissant, pas en lisant des avertissements. Comme les enfants qui comprennent la dangerosité du feu en s’y approchant un peu trop près, les utilisateurs d’un système numérique développent leur compréhension en essayant, en observant, en revenant en arrière. Encore faut-il leur en laisser la possibilité.
Trop souvent, la conception d’interfaces repose sur une vision punitive de l’erreur : des messages de confirmation surgissent au mauvais moment, des actions sont irréversibles, des interfaces incohérentes induisent des gestes imprévus. Résultat : l’utilisateur apprend à ne plus faire confiance. Il se referme. Il évite l’exploration.
Ce texte est une réflexion sur cette réalité. Il explore quatre axes liés à la sécurité de l’exploration :
Les humains apprennent par l'action : la base même de l’interaction humaine.
Les messages de confirmation ne sont pas la solution : une illusion de sécurité.
L’importance des commandes Défaire et Refaire : offrir un filet de sécurité essentiel.
Conception pour une expérience utilisateur positive : construire des environnements explorables sans stress.
Ces principes ne sont pas de simples recommandations ergonomiques. Ils sont une affirmation de la dignité des utilisateurs : leur droit à apprendre, à se tromper, et à recommencer. Une interface qui respecte cela devient plus qu’un outil : elle devient un espace d’évolution.
Il y a quelque chose de fondamental dans la manière dont nous apprenons à vivre : nous faisons, puis nous comprenons. Avant même de savoir parler, nous interagissons avec le monde en essayant, en touchant, en tombant, en pleurant, en nous relevant. Cette boucle action → conséquence → apprentissage est si profondément ancrée en nous qu’elle demeure valide dans presque tous les contextes d’apprentissage – y compris les interfaces numériques.
En ergonomie cognitive, on évoque souvent cette dynamique à travers le concept d’apprentissage par essai-erreur. L’utilisateur teste une hypothèse (cliquer ici aura tel effet), puis il observe le résultat. Si ce résultat est cohérent et non menaçant, il ajuste sa compréhension du système. C’est ainsi que se forment les modèles mentaux, ces représentations internes de l’interface qui permettent à l’utilisateur d’anticiper, de planifier, de réussir.
Mais pour que cette boucle d’apprentissage fonctionne, il faut une condition essentielle : que l’environnement soit suffisamment sécuritaire pour permettre l’essai. Si chaque tentative risque de provoquer un effet irrémédiable (perte de données, changement non réversible, écran d’erreur bloquant), alors l’utilisateur cesse d’agir. Et s’il cesse d’agir, il cesse d’apprendre.
J’ai observé cette dynamique à plusieurs reprises, notamment lors de tests d’utilisabilité de logiciels bancaires. Dès qu’un champ semblait ambigu, dès qu’une action paraissait risquée, les participants adoptaient une stratégie d’évitement. Certains me disaient : « J’ai peur de cliquer, au cas où je confirme quelque chose sans le vouloir. » Dans un tel climat, l’exploration est compromise. Le système n’est plus un allié, mais un danger potentiel.
Un autre souvenir marquant provient d’un projet sur un logiciel de conception d’idées de jeux vidéo. Les concepteurs que j’avais rencontrés refusaient catégoriquement de partager leurs idées tant qu’elles n’étaient pas “mûres”. Ils avaient peur d’être jugés. Ce phénomène, bien que social, relève de la même logique : la peur d’explorer est la conséquence d’un environnement perçu comme punitif.
Finalement, il y a cette image forte d’un mème vu récemment : une liste de regrets exprimés par des gens en fin de vie. Le tout premier regret? « Je n’ai jamais poursuivi mes rêves. » Et si nos interfaces, aussi modestes soient-elles, pouvaient encourager les gens à essayer, sans crainte, à se tromper et à recommencer?
Favoriser l’apprentissage par l’action, c’est reconnaître cette part profondément humaine en chacun de nous : nous sommes faits pour explorer. Et nous méritons des environnements qui nous encouragent à le faire sans avoir peur.
Chaque fois que je vois apparaître une boîte de dialogue avec le message « Êtes-vous sûr(e) de vouloir continuer? », je ressens un léger agacement. Pas parce que je suis pressé, ni même parce que je trouve le message inutile en soi. Ce qui m’irrite, c’est de constater que ce genre d’avertissement est souvent un pansement sur une plaie de conception.
On croit, à tort, que les messages de confirmation sont une garantie de sécurité. Mais l'expérience démontre exactement l’inverse. D’abord, il faut le dire clairement : les utilisateurs ne lisent pas ces messages. Lorsqu’une interface interrompt une action avec une fenêtre modale, l’utilisateur est concentré sur son objectif. Il ne s’attend pas à ce qu’on remette en question son intention. Il clique sur « OK » ou « Continuer » mécaniquement, sans s'attarder au contenu.
Mais même dans les rares cas où le message est lu, il reste un problème de fond : prévenir l’utilisateur d’un danger potentiel ne fonctionne pas si l’utilisateur ne comprend pas la conséquence réelle de l’action. C’est comme dire à un enfant : « Ne touche pas ça, tu vas te brûler. » Il ne comprend vraiment que lorsqu’il s’approche trop près de la flamme. Le message, aussi bienveillant soit-il, ne remplace pas l’expérience directe. L’apprentissage se fait au moment où il est trop tard.
David Krug, dans son livre Why Software Sucks, va jusqu’à dire qu’il ne devrait jamais y avoir de messages de confirmation, en aucun cas. Ce n’est pas une provocation gratuite. Il veut dire que le système devrait permettre l’erreur, mais surtout la réparer. Un bon design protège en amont et corrige en aval.
J’ai vu des interfaces où les messages de confirmation disaient une chose, et les actions en faisaient une autre. Par exemple, un message affichant « Supprimer ce message? », suivi d’un texte indiquant « Êtes-vous sûr(e) de vouloir annuler ce message? » et de deux boutons : « Annuler » et « Ignorer ». C’est tout simplement contre-productif. L’utilisateur, confus, clique pour se débarrasser de l’interruption. Et c’est là que l’erreur arrive.
Un autre exemple qui m’a marqué : une interface d’un grand fournisseur de télécommunication affichait deux boîtes de texte sans étiquette, suivies d’un bouton « Continuer ». Même avec un message d’erreur éventuel, la compréhension est déjà compromise. Aucune confirmation ne peut rattraper cela.
En fait, chaque message de confirmation est une forme d’aveu d’échec de l’interface. Cela signifie : « Nous savons que ce que vous vous apprêtez à faire est potentiellement catastrophique, mais plutôt que de vous offrir un moyen de revenir en arrière, nous vous interrompons pour nous couvrir. » Est-ce cela, l’expérience que nous voulons offrir?
Plutôt que d’éduquer l’utilisateur par la peur, offrons-lui la possibilité d’apprendre sans conséquence. Et pour cela, il faut concevoir des systèmes qui sont permissifs, réparables, et transparents.
Parmi toutes les fonctionnalités qu’on peut intégrer à une interface, je n’en connais aucune d’aussi essentielle — et aussi négligée — que Défaire (Undo) et Refaire (Redo). Ces deux petites commandes sont souvent reléguées au second plan par les développeurs, comme si elles étaient optionnelles. Pourtant, elles incarnent un principe fondamental : le droit à l’erreur.
J’ai encore en mémoire ce sentiment de vulnérabilité ressenti en programmant avec Pascal, dans un environnement sans historique. Une erreur, et les données étaient irrémédiablement perdues. Chaque action devenait une source de stress. À l’époque, cette insécurité faisait partie du quotidien numérique. Mais en 2025, comment peut-on encore concevoir une interface sans possibilité de revenir en arrière?
L’absence d’Undo équivaut à nier l’humanité de l’utilisateur. Nous faisons tous des erreurs. C’est normal. C’est même souhaitable lorsqu’il s’agit d’apprentissage ou de création. Ce qui est inacceptable, c’est de ne pas pouvoir les corriger. Ce que l’on attend d’un système bien conçu, ce n’est pas l’infaillibilité : c’est la capacité à tolérer l’imperfection, à donner à l’utilisateur le pouvoir de reprendre la main.
Dans un projet d'acquisition d’image avec le microprocesseur 68000, cette réalité m’a frappé de plein fouet. L’expérimentation des filtres et des effets était au cœur du processus, mais sans historique, chaque manipulation devenait un pari risqué. Il fallait enregistrer manuellement entre chaque essai, dupliquer les fichiers, craindre de perdre une version précieuse. C’est tout le contraire de ce qu’une interface devrait inspirer : la liberté d’essayer, de se tromper, de revenir en arrière, puis d’essayer encore.
L’ISO 9241-210, qui encadre la conception centrée sur l’humain, rappelle que les produits doivent « prévenir les erreurs et en réduire les conséquences ». La commande Défaire, dans ce contexte, n’est pas un luxe ergonomique. C’est un mécanisme de sécurité, au même titre qu’une ceinture dans une voiture. Elle doit être universelle, accessible, fiable, et couvrante.
Le refus d’implémenter cette fonctionnalité — souvent pour des raisons techniques, de budget, ou par négligence — est une faute. C’est une forme de mépris implicite envers les utilisateurs : « Vous n’avez pas besoin de revenir en arrière, vous n’avez qu’à ne pas vous tromper. » C’est une vision inacceptable.
Et il ne s’agit pas que de texte ou de dessin. Dans tous les domaines — la gestion des fichiers, la configuration d’un système, la modification de paramètres, l’édition d’une photo ou la suppression d’un message — chaque action devrait pouvoir être annulée. Même temporairement. Même partiellement.
Finalement, donner à l’utilisateur le pouvoir d’annuler, c’est lui transmettre un message fort :
👉 « Ce que vous faites ici est réversible. Vous êtes libre. Vous pouvez apprendre, créer, tester — sans peur. »
C’est la base de la confiance.
Lorsqu’on parle de sécurité d’exploration dans une interface, on pense souvent à des mécanismes techniques : bouton Défaire, sauvegarde automatique, messages d’erreur clairs… Pourtant, la sécurité perçue est d’abord une affaire de cohérence et de lisibilité. Une interface peut offrir toutes les protections imaginables, mais si elle est confuse, incohérente ou visuellement désorganisée, l’utilisateur ne se sentira pas en sécurité. Et il n’explorera pas.
Je me rappelle d’un test que j’avais effectué sur la page d’accueil d’un site bien connu de fournitures de bureau. La hiérarchie de l’information y était complètement brouillée. Trop de niveaux, de couleurs, de boutons. Rien ne semblait plus important que le reste. L’utilisateur ne savait pas où poser le regard, encore moins où cliquer. C’est le genre d’environnement qui freine l’exploration avant même qu’elle ne commence.
Une bonne interface, au contraire, guide l’utilisateur sans l’enfermer. Elle offre une structure claire, des comportements prévisibles, des transitions douces. Elle ne donne pas l’impression d’un terrain miné où chaque clic pourrait être fatal, mais d’un environnement maîtrisé, accueillant, où l’on a envie de s’aventurer.
Cette clarté ne vient pas que de l’apparence. Elle vient aussi de la cohérence comportementale. Une action donnée doit toujours produire un résultat similaire, peu importe l’endroit de l’interface où elle est déclenchée. L’incohérence génère du doute, et le doute, de la méfiance.
Je me souviens aussi d’un cas troublant : une porte d’entrée sur laquelle était inscrit « Entrée », suivie juste en dessous d’un ajout plus récent : « Ceci n’est pas une entrée ». Une contradiction aussi absurde que fréquente dans les interfaces numériques. Dans ce genre de situation, l’utilisateur perd confiance. Il hésite. Il se trompe. Et surtout, il retient son désir d’explorer.
Il faut aussi parler de la relation émotionnelle que les utilisateurs entretiennent avec une interface. Ce n’est pas seulement une question d’efficacité, mais de ressenti. Lorsqu’on sent qu’une interface est bienveillante, qu’elle ne nous piègera pas, qu’elle nous laissera toujours une porte de sortie, on s’y attache. On l’adopte. Elle devient familière, comme un outil bien conçu ou un espace de travail agréable.
Dans une perspective de conception centrée sur l’humain, telle que définie par la norme ISO 9241-210, ces éléments sont cruciaux. Il ne s’agit pas simplement d’éviter les erreurs : il s’agit de créer une expérience positive, où l’utilisateur se sent compétent, soutenu, en contrôle. C’est cette confiance qui rend l’exploration possible — et même désirable.
Une interface qui ne fait pas peur, c’est une interface qui invite. Elle dit à l’utilisateur :
👉 « Tu peux essayer, je suis là pour toi. »
Et c’est exactement ce que devrait être une bonne conception.
En lisant ces quatre sections, une conviction s’impose : la qualité d’une interface ne se mesure pas uniquement à sa beauté ou à sa performance, mais à la confiance qu’elle inspire. Une confiance qui naît quand l’utilisateur sent qu’il peut explorer, tester, essayer — sans crainte.
Nous avons vu que les humains apprennent par l’action. C’est un fait fondamental. Mais pour qu’ils puissent agir, il faut que l’environnement dans lequel ils interagissent leur permette de se tromper sans être punis. Les messages de confirmation, souvent considérés comme des solutions de prévention, sont inefficaces. Ils arrivent trop tard et interrompent l’utilisateur au mauvais moment. Ce n’est pas ce que j’appelle de la sécurité : c’est de l’obstruction.
Les commandes Défaire et Refaire, elles, incarnent une véritable stratégie de respect envers l’utilisateur. Elles permettent d’apprendre, de corriger, de progresser. Leur absence en 2025 est tout simplement inexcusable. Offrir une telle possibilité, c’est reconnaître que l’utilisateur est humain, qu’il a droit à l’erreur — et que cette erreur ne doit pas lui coûter cher.
Enfin, au-delà des fonctionnalités, c’est toute l’expérience utilisateur qui doit être pensée pour réduire les peurs, éviter la confusion, et favoriser l’exploration. Une interface cohérente, lisible, et prévisible agit comme un filet invisible. Elle rend possible l’audace tranquille de l’interaction. Elle transforme un simple outil numérique en espace d’autonomie.
Explorer en toute sécurité, ce n’est pas seulement un objectif technique. C’est un engagement moral envers celles et ceux qui utilisent ce que nous concevons. Et si nous voulons vraiment créer des systèmes respectueux de leurs utilisateurs, alors nous devons faire ce que toute bonne interface devrait permettre :
👉 revenir en arrière, corriger notre approche, et aller de l’avant avec plus de sagesse.