Dans la majorité des entreprises de développement logiciel, le processus de production est organisé autour du développement informatique. La programmation y est considérée comme l’activité centrale, tant du point de vue budgétaire que structurel. Il suffit d’observer où se concentre la masse salariale, quels profils occupent les postes décisionnels, et comment les méthodes Agile sont mises en œuvre : tout converge vers une logique où le code est roi.
Pourtant, après plus de trente années passées à concevoir des interfaces, je soutiens que cette vision est non seulement réductrice, mais contre-productive. Ce n’est pas le développement qui détermine le succès d’un logiciel, mais bien l’expérience de l’utilisateur, façonnée par une interface intuitive, cohérente et adaptée aux besoins réels. Trop souvent, la conception d’interfaces est reléguée au second plan, perçue comme une étape cosmétique ou secondaire, alors qu’elle devrait être le moteur même du processus de développement.
Cet article vise à renverser cette perspective. Je proposerai que l’organisation des entreprises technologiques soit repensée non pas autour de la production de code, mais autour d’un processus de conception centré sur l’humain, structuré, documenté, et validé par les utilisateurs dès les premières étapes.
Voici comment je structurerai mon propos :
Je commencerai par exposer pourquoi la conception reste un pilier négligé du développement logiciel.
Je présenterai ensuite les limites du modèle actuel centré sur le développement.
Je détaillerai les fondements et les bénéfices d’une conception centrée sur l’humain.
Enfin, j’exposerai les avantages stratégiques, humains et financiers d’un changement de paradigme organisationnel.
Dans les entreprises de développement logiciel, la conception d’interface est souvent perçue comme une étape secondaire, voire facultative. Cette situation découle d’un ensemble de facteurs culturels, historiques et organisationnels qui placent la programmation au centre de la démarche. En réalité, cette centralité n’est pas le fruit d’un choix stratégique réfléchi, mais plutôt d’une inertie structurelle.
D’abord, une grande partie des gestionnaires de projets proviennent du monde du développement. Anciens programmeurs, ils conservent une vision technique du produit, où les fonctionnalités sont prioritaires et où l’interface n’est qu’un « habillage » visuel. Cette approche reflète une méconnaissance des disciplines liées à l’expérience utilisateur, notamment l’ergonomie cognitive, qui reste marginale dans la formation des ingénieurs et gestionnaires.
Ensuite, les métiers de la conception d’interface – design UX, design UI, recherche utilisateur – sont relativement récents. Leur valeur ajoutée est parfois difficile à mesurer avec les indicateurs traditionnels de performance. Or, dans un contexte où les livrables tangibles sont valorisés (lignes de code, vitesse d’implémentation, respect du calendrier), le processus de conception semble flou, itératif, coûteux… et donc négligeable.
Par ailleurs, les enjeux techniques sont plus facilement perçus comme des risques majeurs. La complexité d’un algorithme, la scalabilité d’un système ou la compatibilité d’un service cloud captent l’attention et les budgets. Pendant ce temps, les décisions de conception, bien qu’elles impactent directement l’expérience de l’utilisateur, sont prises rapidement, souvent sans validation réelle, sur la base de préférences personnelles ou de standards visuels approximatifs.
Il est temps de remettre en question ce déséquilibre. Car négliger la conception revient à construire un produit sans plan, à confier la relation avec l’utilisateur à l’improvisation.
L’organisation centrée sur le développement logiciel semble efficace en apparence : les équipes livrent du code rapidement, les itérations s’enchaînent et les projets avancent. Pourtant, cette efficacité est souvent illusoire. En réalité, elle masque des coûts cachés, des échecs d’implantation, et une non-adhésion fréquente des utilisateurs finaux.
Un des problèmes majeurs de ce modèle est qu’il traite la conception comme une activité périphérique. Les interfaces sont conçues trop tard, en parallèle ou même après le développement fonctionnel. Cela conduit à des incohérences, des solutions bricolées, ou à une interface qui ne reflète pas les besoins réels des utilisateurs. Résultat : le produit final est souvent peu convivial, voire inutilisable dans certains contextes métier.
Les conséquences sont tangibles. Le taux d’adoption chute. Les utilisateurs contournent le système, retournent aux méthodes manuelles ou réclament des modifications coûteuses. Dans certains cas, l’échec de l’implantation peut mener à l’abandon pur et simple du projet. Et c’est là que les coûts explosent.
Selon des données du IBM System Science Institute, corriger un défaut dans la phase de maintenance peut coûter jusqu’à 100 fois plus que si le problème avait été détecté en phase de conception. Pourtant, les processus centrés développement laissent peu de place aux tests utilisateurs en amont. L’interface est conçue, testée et modifiée… après le code, et non avant.
Ce modèle crée aussi une pression constante sur les équipes. Les développeurs doivent « patcher » les problèmes liés à des choix de design tardifs. Les concepteurs, eux, n’ont que peu de marge pour proposer des améliorations. Ce déséquilibre nuit à la qualité du produit, à la collaboration et à la motivation des équipes.
Repenser ce modèle, c’est reconnaître que les plus gros gains de qualité et de performance ne se trouvent pas dans le code, mais dans une bonne conception… en amont.
Face aux limites du modèle centré sur le développement, la conception centrée sur l’humain (CCH) s’impose comme une alternative structurée, éprouvée, et bien plus efficace. Encadrée par la norme ISO 9241-210, cette approche met l’accent sur la compréhension des besoins réels des utilisateurs, l’implication de ceux-ci tout au long du processus, et la validation des solutions par des tests concrets.
Le principe est simple : concevoir l’interface avant le développement, sur la base d’une analyse approfondie des usages, des tâches, et des contextes d’utilisation. Les programmeurs ne développent plus une vision théorique du produit, mais implémentent un système dont l’interface a déjà été testée, ajustée et validée avec de vrais utilisateurs. Cette inversion de logique réduit drastiquement les risques d’échec, de rejet ou de non-utilisation.
Une phase de tests d’utilisabilité sur une maquette interactive peut révéler des centaines de problèmes dès les premiers essais. Ces problèmes peuvent être corrigés immédiatement, à très faible coût, sans répercussion technique. À l’inverse, lorsqu’un problème est détecté après la mise en production, les coûts montent en flèche, sans parler de la perte de confiance des utilisateurs.
J’ai vécu plusieurs transformations d’équipes qui sont passées à cette approche. Les débuts sont souvent difficiles : résistance des développeurs, perception que la conception est trop « théorique » ou trop lente. Mais les résultats parlent d’eux-mêmes. Une fois les rôles clarifiés, la collaboration devient plus fluide, les conflits diminuent, et chacun comprend mieux la logique du produit. Les développeurs ne sont plus en train de deviner l’intention du design ; ils traduisent une vision cohérente, éprouvée.
La conception centrée sur l'humain ne consiste pas à faire « joli ». Elle consiste à faire juste, dès le départ.
Adopter une approche centrée sur la conception n’est pas seulement une question de méthode : c’est un choix stratégique. Lorsqu’une organisation place la conception d’interface au cœur de son processus, elle crée une dynamique gagnante à plusieurs niveaux : réduction des coûts, amélioration de la qualité, fidélisation des utilisateurs, et cohésion des équipes.
Commençons par les finances. Comme vu précédemment, détecter et corriger les problèmes en amont coûte infiniment moins cher que de les régler en phase de maintenance. Mais au-delà de ce facteur économique direct, la conception centrée sur l’humain réduit aussi les coûts liés à l’assistance technique, à la formation, et aux demandes de modification post-livraison. Un produit bien conçu nécessite moins d’explications et génère moins d’insatisfaction.
Sur le plan humain, les bénéfices sont tout aussi significatifs. Les utilisateurs finaux sentent que leurs besoins ont été entendus. Ils adoptent plus facilement les outils, s’engagent davantage, et deviennent même, dans certains cas, des promoteurs du produit. En interne, les équipes techniques collaborent mieux : les conflits entre développeurs et concepteurs diminuent lorsque chacun comprend le rôle et les objectifs de l’autre.
D’un point de vue stratégique, cette approche permet aussi d’innover plus rapidement. En travaillant sur des prototypes, des scénarios d’usage et des retours réels, l’entreprise s’aligne plus étroitement sur les attentes du marché. La conception devient un moteur d’orientation, plutôt qu’un correctif en bout de chaîne.
Enfin, repositionner la conception au centre de l’organisation envoie un message fort : celui d’une entreprise qui valorise l’intelligence collective, l’expérience humaine et la qualité d’usage. Ce changement de paradigme, bien qu’exigeant, constitue un levier puissant de transformation et de croissance.
Tout au long de cet article, j’ai voulu remettre en question une idée solidement ancrée dans les pratiques de développement logiciel : celle selon laquelle la programmation serait l’activité centrale autour de laquelle tout devrait s’articuler. Ce modèle, hérité d’une culture technique dominante, a certes permis de construire des produits fonctionnels, mais il montre aujourd’hui ses limites, tant en termes d’efficacité que de satisfaction utilisateur.
Dans un premier temps, nous avons examiné les raisons pour lesquelles la conception reste marginalisée dans les organisations : méconnaissance des disciplines liées à l’expérience utilisateur, faible valorisation des métiers du design, et poids historique des profils techniques dans les décisions stratégiques. Nous avons ensuite vu comment cette approche centrée sur le développement conduit à des inefficacités majeures : coûts cachés, échecs d’implantation, et frustration généralisée.
La conception centrée sur l’humain, telle que définie par la norme ISO 9241-210, offre une alternative crédible, structurée et mesurable. Elle permet d’ancrer les décisions dans les usages réels, de valider les choix avant de les coder, et de transformer le processus de développement en une démarche collaborative et intelligente.
En replaçant la conception au cœur de l’organisation, les entreprises peuvent non seulement produire de meilleurs logiciels, mais aussi créer des environnements de travail plus cohérents, plus motivants, et plus innovants. Le changement de paradigme n’est pas facile. Il demande de revoir les priorités, de former les équipes, de revoir les processus. Mais ses bénéfices sont nombreux, durables et stratégiques.
Ce n’est pas un appel à rejeter le développement, mais à l’inscrire dans un processus guidé par la compréhension de l’humain. Car au fond, un logiciel n’est jamais que l’interface entre une idée et ceux qui l’utilisent.